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Partages Compagnie La Lune Blanche

Ces extraits de textes ne sont pas des préceptes qui énonceraient des vérités, ce sont des compagnons de route ou plutôt des cailloux que l’on ramasse sur un chemin, dans lesquels on voit des formes qui nous touchent, nous troublent, on croit y reconnaître le visage de notre travail. Parfois, le pied ripe dessus, à d’autres moments ils semblent indiquer un chemin.

Nous les proposons, ici, comme une invitation à découvrir ou redécouvrir leurs auteurs
et les textes dans leur intégralité.

Le théâtre a cette magie hors littérature que ce qu’il nomme et qu’on ne voit pas prend statut de réalité par le fait même qu’on le nomme (au-delà de la scène, et dans le présent de ce qu ‘elle profère), mais ce dispositif encore doit être porté à ses limites pour être à l’instant même crédible et que ça fonctionne, limites qui sont la capacité à jouer d’une superposition de ce qu’on dit, qui désigne le présent immédiat de l’espace, avec ce que par la langue seule on nomme, réalité du dehors superposé. Encore faut-il qu’un corps avec sa bouche soit là qui prononce, et parce que ce corps lui-même sera exposé dans ce que la bouche énonce que la limite deviendra matérielle et donc suggestive.

François Bon, Pour Koltès (Éditions Les solitaires intempestifs)

L’art est d’explorer les horizons de ce que travaille un corps dansant ; d’élaborer ces déplacements. le corps dansant veut la présence, c’est-à-dire l’être et ses approches, ses frontières ; le corps dansant, c’est la présence qui se cherche, juste au-delà du corps mais grâce au corps. Le corps est l’instrument, mais c’est aussi l’espace vivant d’un lien à l’être qui le dépasse.

Certains comprennent ses choses lorsqu’un choc, une maladie, les a fait rompre avec la danse, ou interrompre. Alors la danse leur est révélée dans sa perte. Et ils découvrent que l’enjeu était la résonance de cette perte avec un manque originaire. Comme dans l’amour. Une perte à relancer.

Car l’expérience du corps dansant tourne autour de l’amour ; en un sens assez précis pour guider presque un travail. Les démêlés du corps dansant avec l’être comme origine relèvent de l’amour essentiel, l’amour de l’être. Si l’on oublie cela, le corps n’est qu’une masse de muscles livrés à une technologie, avec des prouesses mais qui n’en font pas un corps transmetteur d’être, de pensée, d’énergie ; un corps porteur du langage qu’il invente. Comment trouver les liens, les fines attaches qui relient le corps dansant à l’être, c’est l’art de la conception – celle des gestes, des gestations… Comme par hasard, ces deux termes évoquent l’amour – comme ressourcement de l’être.

Daniel Sibony, Le corps et sa danse (La couleur des idées – Éditions Seuil)

La vérité au théâtre est insaisissable. On ne la trouve jamais vraiment mais sa recherche est obsédante. Cette recherche est clairement ce qui justifie l’effort. Cette recherche est un devoir. Le plus souvent on tombe sur la vérité dans le noir, on se cogne à elle ou alors on aperçoit seulement une image ou bien une forme qui semble correspondre à la vérité, et souvent sans avoir conscience de la faire.Mais la réelle vérité est que dans l’art dramatique on ne trouve rien de semblable à une unique vérité.

Il y en a plusieurs. Ces vérités se défient les unes les autres, s’évitent les unes les autres, se reflètent les unes les autres, s’ignorent les unes les autres, se provoquent les unes les autres, sont aveugles les unes aux autres. Parfois on a le sentiment de tenir un moment la vérité en main, et puis elle vous glisse entre les doigts et on la perd…

… Je crois que, malgré les énormes obstacles qui existent, chacun d’entre nous, en tant que citoyen, doit clairement manifester une farouche, infaillible et inébranlable volonté de définir « la réelle » vérité de nos vies. En fait, c’est une obligation. Si une telle volonté ne s’incarne pas dans notre vision politique, alors nous n’avons aucun espoir de retrouver ce que nous sommes très près d’avoir perdu : la dignité humaine

Harold Pinter, Art, vérité et politique – Conférence du Nobel (Éditions Gallimard)

Quand deux acteurs jouent ensemble, il se passe entre eux quelque chose qui est perçu par le public. Ce « quelque chose » n‘est pas d’ordre émotif ou psychologique, mais d’une nature plus fondamentale. Par exemple, quand on serre la main de quelqu’un, c’est une action simple ; il est possible qu’il n’y ait derrière ce geste aucune histoire, aucune raison psychologique, aucune émotion. Mais un échange authentique et fondamental entre deux personnes a eu lieu. Il est difficile de trouver les mots adéquats pour décrire exactement ce qui s’est échangé là. On pourrait  peut être appeler cela « une sensation physique » ou une « énergie humaine fondamentale ». Peu importe comment nous l’appelons, c’est dans ce processus d’échange que les acteurs doivent s’engager afin de créer une émotion théâtrale. Faute de cet échange fondamental le théâtre n’aura pas lieu, même si les mots du texte expliquent brillamment les situations. C’est pourquoi fous les acteurs doivent s‘efforcer de découvrir et de maintenir ce niveau de contact. Alors seulement le texte devient vivant.

Yoshi Oida, L’acteur flottant (Éditions Actes Sud)

La parole ne se communique pas comme une matière marchande, comme une denrée, comme de l’argent, elle se transforme, elle passe et elle se donne. Vivante de l’un à l’autre, la parole est fluide ; elle passe entre nous comme une onde et se transforme de nous avoir traversé. C’est le don de parler qui se transmet ; le don de parler que nous avons reçu et qui doit être donné. Le don d’ouvrir par notre bouche un passage respiré dans la matière. Le don d’ouvrir par notre bouche un passage dans la mort.

Nous portons le monde dans notre bouche en parlant. Il y a, par le langage, une scène où il apparaît  que la matière n’a plus aucun poids, qu’elle est vaincue. Il y a un théâtre hors lieu où par la parole la matière de la mort est brisée et ouverte. Il y a un endroit, où rien n’offre plus aucune résistance devant notre joie. Chaque mot, le plus petit des mots, n’importe lequel, est levier de tout.

Valère Novarina, Devant la parole (P.O.L)

Considérer le mouvement non comme une simple fonction du corps mais comme un développement de la pensée. De même, considérer la parole non comme un développement de la pensée mais comme une fonction du corps. Des sons se détachent de la voix, entrent dans l’air, encerclent, assaillent, pénètrent le corps qui occupe cet espace. Quoique invisibles, ces sons forment un geste aussi bien que la main quand elle traverse l’air à la rencontre d’une autre main, et dans ce geste on peut lire l’alphabet entier du désir, le besoin du corps d’être arraché à soi, alors même qu’il demeure dans la sphère de son propre mouvement.

A première vue, ce mouvement paraît dû au hasard. Mais ce hasard n’exclu pas le sens. Ou, si le mot sens ne convient pas, disons la trace ou l’impression persistante que laisse ce qui se passe tout en changeant sans cesse. Décrire ce mouvement dans tous ses détails n’est certainement pas impossible, mais il faudrait tant de mots, de flots de syllabes, de phrases, de subordonnées, que les paroles se laisseraient invariablement distancer par l’action, et longtemps après que tout mouvement aurait cessé, que les témoins se seraient dispersés, la voie qui décrit le mouvement  parlerait toujours, seule, entendue de personne, se perdant dans l’obscurité et le silence de ces quatre murs. Pourtant quelque chose se passe, et malgré moi je veux être dans l’espace de cet instant, de ces instants, et dire quelque chose, même si cela doit être oublié, quelque chose qui fera partie du voyage pour autant qu’il pourra durer…

… Dire ce qu’il y a de plus simple. Ne jamais dépasser ce qui se trouve devant moi. A commencer par cette scène, par exemple. Ou encore noter ce qui est le plus proche. Comme si, dans le monde restreint que j’ai sous les yeux, je pouvais trouver une image de la vie en dehors de moi. Comme si, sans que je sache comment, chaque chose de ma vie se rattachait à l’ensemble des choses, me reliant à mon tour au vaste monde, au monde sans limites qui surgit dans l’esprit, aussi menaçant et inconnaissable que le désir lui-même.

Paul Auster, Extrait de Espaces blancs – Une danse pour être lue à haute voix (Éditions Unes)