Considérer le mouvement non comme une simple fonction du corps mais comme un développement de la pensée. De même, considérer la parole non comme un développement de la pensée mais comme une fonction du corps. Des sons se détachent de la voix, entrent dans l’air, encerclent, assaillent, pénètrent le corps qui occupe cet espace. Quoique invisibles, ces sons forment un geste aussi bien que la main quand elle traverse l’air à la rencontre d’une autre main, et dans ce geste on peut lire l’alphabet entier du désir, le besoin du corps d’être arraché à soi, alors même qu’il demeure dans la sphère de son propre mouvement.
A première vue, ce mouvement paraît dû au hasard. Mais ce hasard n’exclu pas le sens. Ou, si le mot sens ne convient pas, disons la trace ou l’impression persistante que laisse ce qui se passe tout en changeant sans cesse. Décrire ce mouvement dans tous ses détails n’est certainement pas impossible, mais il faudrait tant de mots, de flots de syllabes, de phrases, de subordonnées, que les paroles se laisseraient invariablement distancer par l’action, et longtemps après que tout mouvement aurait cessé, que les témoins se seraient dispersés, la voie qui décrit le mouvement parlerait toujours, seule, entendue de personne, se perdant dans l’obscurité et le silence de ces quatre murs. Pourtant quelque chose se passe, et malgré moi je veux être dans l’espace de cet instant, de ces instants, et dire quelque chose, même si cela doit être oublié, quelque chose qui fera partie du voyage pour autant qu’il pourra durer…
… Dire ce qu’il y a de plus simple. Ne jamais dépasser ce qui se trouve devant moi. A commencer par cette scène, par exemple. Ou encore noter ce qui est le plus proche. Comme si, dans le monde restreint que j’ai sous les yeux, je pouvais trouver une image de la vie en dehors de moi. Comme si, sans que je sache comment, chaque chose de ma vie se rattachait à l’ensemble des choses, me reliant à mon tour au vaste monde, au monde sans limites qui surgit dans l’esprit, aussi menaçant et inconnaissable que le désir lui-même.
Paul Auster, Extrait de Espaces blancs – Une danse pour être lue à haute voix (Éditions Unes)